ARGENT, POUVOIR & NUCLÉAIRE

 

 

n° 5
flip / commandes

n° 4
flip / débats
n° 3
flip
n° 2
flip
n° 1
flip
n° 0
flip


le scÉnario NÉgawatt

nuisible au mouvement antinucléaire ?

 

            par François Vallet et Élisabeth Brenière

 

Qu’est-ce que Négawatt ?

 

Négawatt est à la fois une association loi 1901 ouverte à toute personne physique, un regroupement de professionnels impliqués dans la mise en œuvre de politiques énergétiques appliquées aux bâtiments et aux territoires (la « compagnie » des Négawatts), un organisme de formation (l’Institut Négawatt) et un scénario énergétique étudié par les membres de la compagnie des Négawatts.

Le scénario Négawatt est né de la conjonction d’intérêts entre, d’une part, ces professionnels de l’énergie dans le bâtiment, antinucléaires et de sensibilité écologique, et d’autre part, des militants et des élus ou des candidats aux élections du parti « Les Verts ».

Ces derniers avaient besoin de présenter à leurs électeurs potentiels des propositions ou un nouveau programme sur la question énergétique française. Ces propositions devaient paraître sérieuses, et séduire au-delà de leur électorat traditionnel, dans un contexte d’alliances électorales avec le PS.

Pour cela, la réduction des émissions de gaz à effet de serre a été mise en avant plutôt que l’arrêt du nucléaire.

En effet, la « lutte contre les émissions de gaz à effet de serre » est une « grande cause nationale » qui a fait l’objet d’accords internationaux, est présentée comme indiscutable et, surtout, ne met personne en cause en particulier.

Viser ouvertement l’arrêt de l’électronucléaire, par contre, revenait à s’attaquer à la propagande de l’État nucléariste et à s’opposer à ceux qui ont des intérêts directs ou indirects dans cette industrie. En effet, un certain nombre de Français dépendent économiquement du nucléaire, qu’ils soient salariés d’EDF/AREVA ou d’entreprises sous-traitantes, ou qu’ils bénéficient de retombées financières (communes proches des centrales et des autres sites nucléaires, élus qui gèrent ces communes et les équipements construits avec l’argent du nucléaire, etc.).

 

 

Pourquoi le scénario Négawatt
dessert la cause de l’arrêt du nucléaire ?

 

Négawatt est donc un scénario bâti sur l’objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre, et non un scénario de sortie ou d’arrêt du nucléaire (selon les auteurs du Manifeste Négawatt, page 207 de l’édition 2011, « l’arrêt du nucléaire n’est pas une fin en soi » et « l’arrêt de la production nucléaire ne doit pas avoir pour conséquence l’augmentation des énergies fossiles »). La sortie du nucléaire, nécessaire pour satisfaire l’électorat écologiste, n’est même pas mentionnée dans le triptyque « sobriété, efficacité, renouvelables ». L’arrêt à terme des centrales nucléaires est juste présenté comme une conséquence des économies d’électricité et de la montée en puissance des énergies renouvelables.

Pourtant, à ce jour, aucune centrale nucléaire n’a été définitivement arrêtée du fait de la réduction de la consommation ou de l’augmentation de la production d’origine renouvelable. Lorsque l’électricité produite en France excède la demande, la solution retenue est d’exporter plutôt que d’arrêter les réacteurs nucléaires. Ainsi l’équivalent de la production de 10 à 12 réacteurs est vendue à bas prix aux pays limitrophes, disqualifiant ainsi d’autres formes de production moins polluantes et les techniques économes en électricité.

Le premier reproche que nous faisons à ce scénario est donc d’avaliser la propagande nucléaire en laissant croire, primo, que le nucléaire civil est nécessaire pour satisfaire nos besoins énergétiques et, secundo, qu’il est indispensable à la lutte contre le réchauffement climatique.

Le scénario Négawatt renforce l’idée que la priorité des priorités serait, en France, de réduire les émissions de gaz à effet de serre, quitte à différer l’arrêt du nucléaire, ou même à y renoncer. Cela revient à nier les effets délétères de la radioactivité sur la santé des travailleurs et des riverains des installations, à minimiser la gravité de l’hyper-centralisation, du mensonge et du culte antidémocratique du secret, et à considérer que cette industrie n’est finalement pas si catastrophique que ça. Dans ces conditions, on se demande bien pourquoi les membres de la compagnie des Négawatts se disent encore antinucléaires, en tout cas dans les conversations privées que l’on peut avoir avec eux.

Le deuxième reproche que nous pouvons faire à ce scénario est de ne pas identifier clairement les freins qui s’opposent objectivement aux mesures de sobriété et d’efficacité énergétique qu’il propose. Ces freins n’étant pas levés, et les mesures proposées pas mises en œuvre à grande échelle, la fermeture des réacteurs serait repoussée aux calendes grecques.

Depuis la crise pétrolière de 1973, de nombreuses mesures d’économies d’énergie, de même nature que celles préconisées par le scénario Négawatt, ont été prises.

L’Agence française pour la Maîtrise de l’Énergie (AFME) créée en 1981 lors de l’arrivée de la gauche au pouvoir, puis devenue l’Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Énergie (ADEME), est le « bras droit » de l’État pour accompagner les politiques de « sobriété, efficacité, renouvelables » bien qu’elles ne soient pas désignées de la sorte.

Son budget n’a cessé d’augmenter, son personnel également, les réglementations thermiques, les aides et les politiques d’économies d’énergie diverses se sont suc cédées. Pourtant, la consommation énergétique n’a elle aussi cessé d’augmenter (sauf ponctuellement lors des envolées du prix du pétrole, et plus récemment du fait de la désindustrialisation et des délocalisations de productions et de services). La part de l’électricité dans la consommation finale d’énergie n’a également cessé de croître (de l’ordre de 22 %
actuellement). Et la part du nucléaire dans la production électrique française est aussi devenue prépondérante.

Certes les membres de la compagnie des Négawatts ne sont pas responsables de cette situation, mais ils l’occultent, continuant à prétendre que des économies importantes d’énergie sont possibles sans s’attaquer aux conflits d’intérêts et au nucléaire. Tous leurs discours sont basés sur une approche technique abstraite et des calculs théoriques qui ne peuvent prendre en compte la réalité de terrain et les contraintes économiques déterminées par des choix politiques que les élus dont ils sont proches ne maîtrisent pas.

En réalité, le succès relatif du scénario Négawatt auprès d’un public plutôt écolo, qui raisonne à l’échelle individuelle, repose sur un double « mensonge par omission ».

- La « démarche Négawatt » de sobriété, d’efficacité énergétique et de valorisation des énergies renouvelables, qui peut avoir une certaine logique et un net intérêt à l’échelon d’un bâtiment (bien qu’elle soit loin de donner les résultats escomptés du fait des freins structurels indiqués précédemment), n’est d’aucune utilité pour ceux qui décident des modes de production d’électricité à l’échelon national.

- La « démarche Négawatt » ne peut être mise en œuvre, à grande échelle et de manière non coercitive, qu’à condition que celui qui choisit une solution énergétique soit également celui qui fait l’investissement et en maîtrise la réalisation et l’exploitation pour en bénéficier au final. Or il y a très peu de domaines, même dans le bâtiment, où ces conditions peuvent être réunies. Et cette approche qui ne peut s’appliquer qu’à quelques secteurs particuliers de l’économie ne peut en aucun cas s’appliquer à la politique énergétique de la France.

 

 

En conclusion

 

Le scénario Négawatt a été conçu pour servir à un parti politique et à des élus ou candidats aux élections qui veulent montrer qu’ils peuvent agir pour réduire les émission de gaz à effet de serre, en particulier à l’échelon local ou régional. Accessoirement, il sert également de carte de visite à ceux qui l’ont conçu, pour se positionner sur le marché des études au service de politiques locales (par exemple plans climat énergie territoriaux, études pour les territoires à énergie positive, études de projets d’aménagements et de constructions à basse consommation, etc.). Il ne peut pas servir à autre chose, et surtout pas aux groupes antinucléaires qui ne sont pas des groupes politiques.

 

C’est donc une erreur que les groupes antinucléaires en fassent la promotion et perdent ainsi de l’énergie militante car :

1 - ce scénario présente l’arrêt du nucléaire comme une conséquence d’une politique de sobriété, d’efficacité énergétique et de développement des renouvelables qui n’a aucune chance d’aboutir, l’expérience l’a montré ;

2 - indirectement, les conséquences du dérèglement climatique sont présentées comme plus graves que le nucléaire, ce qui banalise les effets des catastrophes atomiques et interdit tout recours accru et transitoire aux énergies fossiles (nouvelles centrales à charbon et à gaz en particulier) qui permettrait d’arrêter rapidement les réacteurs ;

3 - vis-à-vis d’un public non décroissant, non écologiste, ce scénario n’est pas crédible, car tout le monde voit bien que la consommation énergétique des ménages augmente toujours, que nous sommes incités à l’accroître encore par des déplacements toujours plus nombreux et éloignés, que notre équipement en appareils domestiques et de communication est de plus en plus énergivore, que l’exigence de confort et de loisirs est toujours plus forte (climatisation, piscine, jacuzzi, etc.) ;

4 - vis-à-vis d’un public plutôt écolo, il détourne l’attention vers des actions jugées plus positives ou gratifiantes, c’est-à-dire censées apporter des opportunités de projets professionnels ou de vie conformes à ses convictions ;

5 - c’est un scénario énergétique et technique destiné aux politiques qui ne veulent pas remettre en cause l’hégémonie du nucléaire militaire et civil, ni toucher aux intérêts des entreprises de la filière et de leurs filiales.

 

En réalité, le scénario Négawatt risque de subir le même sort que le plan Alter du PSU dans les années 70, c’est-à-dire tomber dans les oubliettes de l’histoire en même temps que le parti politique qui l’avait porté se faisait absorber par le PS. La seule chose que l’on pourrait attendre de ses promoteurs, avant que l’essentiel de leur projet ne sombre dans l’absorption d’EELV par le PS, c’est de transformer le slogan Négawatt en : « arrêt du nucléaire, arrêt des conflits d’intérêts, sobriété, efficacité, renouvelables ». Mais cela supposerait qu’ils ne s’attendent pas à des commandes politiques ou publiques !

 

François Vallet et Élisabeth Brenière

 

 

 

  > Téléchargez cet article en format pdf