Les citoyens doivent être consultés
sur la politique nucléaire de la France
L’exposition sur « L’Âge atomique. Les artistes à l’épreuve de l’histoire », organisée par le musée d’Art moderne de Paris, interpelle l’historien du nucléaire. Quelle est la place du citoyen face à l’arme atomique ?
par Renaud MELTZ, historien, directeur de recherches au CNRS
Tribune parue dans Libération, le 15 octobre 2024
En 1945, les hommes se sont dotés de la possibilité de mettre un terme à leur propre histoire. Les artistes n’ont cessé, depuis, de rendre sensible l’angoisse suscitée par cette arme.
L’exposition donne à voir une grande absente : la parole du citoyen, confisquée sur le sujet, comme si l’exceptionnel pouvoir de destruction justifiait de restreindre le périmètre de discussion aux arènes politiques les plus étroites, tels les comités de défense. Entre les décideurs qui ont naturalisé l’arme atomique comme un attribut indispensable à l’équilibre stratégique mondial (un équilibre de la terreur), et la capacité d’énonciation et de dénonciation des artistes, quelle place pour la rationalité collective, quelle occasion de délibérer de l’opportunité de détenir la bombe ?
Quelques heures après le vernissage de cette exposition, la reconnaissance offerte par le prix Nobel de la paix à l’organisation des victimes de Hiroshima, Nihon Hidankyo, démontre l’existence d’une parole citoyenne et militante. Cette reconnaissance rappelle l’exigence d’un débat public sur la bombe. Notre dissuasion nucléaire repose sur un double déni démocratique : d’abord par rapport au coût financier, environnemental et sanitaire de l’acquisition de l’arme, ainsi qu’à son opportunité politique, une fois acquise. Le premier a été justifié par l’expertise scientifique qui déniait aux citoyens une capacité d’appréciation des risques liés aux essais. Le second repose sur l’expertise stratégique qui leur ferait non moins défaut. C’est une faute et une erreur.
Au terme du parcours de l’exposition, une installation vidéo juxtapose trois paroles présidentielles à propos des essais nucléaires en Polynésie. De Gaulle, en 1966, puis Mitterrand dans les années 80, Chirac enfin, en 1995, qui annonce une ultime campagne. Ces conférences de presse écrasent par un effet de continuité troublant les péripéties politiques, qui ont conduit au prétendu consensus des Français en faveur de la force de frappe. Ce consensus concerne, en réalité, les seuls partis politiques. Leur convergence sur le sujet, à la fin des années 70, occulte une défiance majoritaire de l’opinion, voire une hostilité pendant toute la période de mise au point de l’arme. Décerner le Nobel de la paix à la Nihon Hidankyo compense de façon éclatante ce déficit de débat, qui a caractérisé toutes les puissances qui se sont dotées de l’arme, y compris dans les démocraties libérales.
Rien ne résume mieux la solitude de la décision et l’illusion de la maîtrise technique qui promettait l’innocuité des essais nucléaires, que cette phrase de Mitterrand face aux inquiétudes concernant les retombées radioactives en Polynésie : «Nous considérons que nous avons dominé cette question.» Cette confiance technophile se retrouve, identique, calcifiée dans la bouche de Chirac lorsqu’il annonce la reprise des essais en Polynésie en 1995. Le débat public est anéanti, à l’image de l’effet de sidération que provoque le pouvoir de destruction de l’arme : «Notre décision est irrévocable.» Ce déni démocratique se doublait d’un «colonialisme nucléaire» des puissances dotées – expression que les commissaires reprennent à leur compte, de préférence à celle d’impérialisme nucléaire, alternative qui recouvre d’amples débats historiographiques. On ne peut plus que regretter le silence et les dissimulations imposés du temps des essais au nom de la science.
On connaît les dégâts sanitaires et politiques du déni qui a occulté sciemment les risques de cancers radio-induits pour les populations dans toutes les régions du monde qui ont eu le malheur d’accueillir un polygone de tir : au Nevada, en Australie, dans les îles du Pacifique, en Sibérie, au Kazakhstan, dans la région ouïghoure du Xinjiang, etc. Outre les maladies, les héritages des essais sont aussi : les terres et les océans empoisonnés, la défiance envers la parole de l’Etat au sein des sociétés démocratiques, l’hostilité envers les puissances qui ont imposé leur impérialisme nucléaire à des peuples considérés comme négligeables par leur nombre ou leur poids politique. Mais il n’est pas trop tard pour débattre, aujourd’hui, de l’opportunité d’un système de sécurité fondé sur l’arme nucléaire.
On connaîtra le prix de ce deuxième déni, qui empêche encore aujourd’hui une discussion démocratique sur l’opportunité de conserver l’arme, le jour où les pays démocratiques subiront un chantage nucléaire plus appuyé que celui qu’exerce Poutine pour couvrir son agression de l’Ukraine. Alors, l’adhésion des peuples démocratiques au jeu de la dissuasion sera mise à l’épreuve. Que savent les Français des règles d’engagement du feu nucléaire ? Que savent les citoyens de leur propre arsenal, de la mise à jour de ce dernier – que savent, du reste, les ministres face aux ingénieurs du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) ? Le dernier directeur des applications militaires n’a-t-il pas été remercié pour avoir occulté des retards dans le programme fixé par le gouvernement ?
Ouvrir cette discussion, ce n’est pas la trancher. La nature même de la dissuasion, qui repose sur un pari, mais aussi sur le choix assumé de préférer le risque d’être anéanti que de perdre sa liberté, suppose en régime démocratique un débat préalable, continu. Ce n’est pas seulement une question de principe, mais aussi d’efficacité. Ne sous-estimons pas la puissance de la démocratie : le passé montre que le ressort de la lutte pour sa liberté est toujours plus ardent dans ces régimes libres dans les régimes autoritaires. Si les Français, après en avoir débattu, confirmaient le choix de la dissuasion nucléaire, celle-ci serait d’autant plus crédible et efficace – tandis que l’arme nucléaire, dans un régime despotique, est toujours susceptible d’être retirée des mains du tyran, jugé mauvais comptable des intérêts du peuple, qui n’aura pas été associé au choix de détenir le feu nucléaire.
Renaud Meltz a écrit, avec Alexis Vrignon : « Des bombes en Polynésie. Les essais nucléaires français dans le Pacifique », Vendémiaire, 2022.