Été 1983, la chanson « Vamos a la playa », interprétée par le duo italien Righeira du nom des deux frères, Michael et Johnson – en fait ils ne sont pas frères et ne s'appellent pas non plus ni Righeira, ni Michael, ni Johnson, mais faisons comme si – devient le tube mondial de l'été. Bien que tous deux de Turin, les deux frères chantent leur bluette d'été... en espagnol, comme pour brouiller encore les pistes.
Un refrain qui rentre dans la tête comme un mot d'ordre festif, « Allons à la plage ! », sans doute pris
par beaucoup au premier degrè. « Et c’était fluo. C’était chimique comme le Tang, cette boisson en poudre à diluer dans l’eau. C’était bon, c’était pas bio. », dira Rebecca Manzoni dans Tubes N'Co, en 2000 sur France Inter.
Tube antinucléaire
« Sous ses apparences de hit musical kitsch et sage, le titre du duo italien Righeira dissimulait un message politique dans l'air de son temps, en pleine Guerre froide. », nous rappelle Slate en ce début d'année.« Vamos a la playa, tube de l'été 1983, est en réalité... une chanson antinucléaire ».
Traduisons donc les paroles :
Allons à la plage
La bombe a explosé
Les radiations grillent
Et maquillent de bleu
Allons à la plage
Tous avec un chapeau
Le vent radioactif
Ébouriffe les cheveux
Allons à la plage
Enfin la mer est propre
Plus de poissons dégueulasses
Mais une eau fluorescente
Il faut dire que le monde est en pleine guerre froide en cette année 1983, et la menace nucléaire est
à nouveau d'actualité. Ronald Reagan vient en effet d'annoncer son Initiative de défense stratégique : l'installation d'anti-missiles pour protéger les USA d'une éventuelle attaque nucléaire Russe. Une décision qui fait craindre une escalade dans le conflit avec l'URSS, qu'il qualifie d'« Empire du mal ».
Stefano Righi (Johnson), revenait sur ces paroles dont il est l'auteur, en juillet 2020 dans L'Humanité :
« L'idée, c’était de faire une chanson sur l’ère post-atomique, sur la légèreté de la vie qui triomphe toujours. Je suis un homme de gauche, je considère que Vamos a la playa est une chanson engagée, d’avant-garde. » Et s'il a opté pour l'espagnol, c'est pour insister sur le contraste entre « l’ère post-atomique et la légèreté des gens qui continuent d’aller à la plage, comme si de rien n’était ».
Pacifique que ça
De plage on retient aussi celles paradisiaques des îles Marshall, en plein milieu de l'océan Pacifique, et son atoll aux lagons bleus « Bikini », popularisé par le maillot de bain qui en porte le nom, en clin d'œil au premier "essai" atomique que les états-uniens feront sur cette île. Il y en aura 23 en tout jusqu'en 1958. Les autochtones seront autorisés à revenir sur leur île dix ans plus tard, en 1968, beaucoup souffrant de cancers de la thyroïde et de malformations congénitales.
La France n'est pas en reste, avec ses 193 "essais" nucléaires effectués en Polynésie française entre 1966 et 1996. Le dernier sous la présidence de Jacques Chirac. En mars 2021, un livre : Toxique, et un dispositif documentaire : Moruroa Files, ont révélé l’ampleur des retombées radioactives qui ont frappées la Polynésie, et comment les autorités françaises ont tenté de dissimuler l’impact réel de cette entreprise criminelle pour le vivant et pour la santé des populations civiles et militaires. Leucémies, lymphomes, cancers de la thyroïde, du poumon, du sein, de l’estomac…
La musique électronique en entrant dans la culture populaire ouvrait les yeux sur les dangers de l'atome. Les pionniers Kraftwerk inaugureront Radioactivity en 1975, le défendant sur scène à diverses manifestations antinucléaires, du concert
« Stop Sellafield » en 1992, à l'événement organisé par leur ami Ryuichi Sakamoto, « No Nukes » au Japon en 2012, un an après le début de la catastrophe de Fukushima. Jusqu'au Fuji Rock au Japon le 24 juillet 2024.
Électro-disco-pop
L'Italie avait investi le genre disco depuis Giorgio Moroder et son hit « I Feel love », écrit en 1977 pour Donna Summer. Surfant sur cette « nouvelle vague », c'est vers les frères La Bionda (des vrais frères ceux-là) – pères de l'italo disco – que Stefano Righi se tourne pour produire le tube intersidéral et post-apocalyptique qui explosera en 1983.
Hauts en couleur pour trancher avec leurs confrères de la new wave britanique, les frères Stefano (leur vrai prénom, commun à tous les deux) ne négligent pas non plus un certain décalage, voire une certaine provocation, comme pour cette prestation à l'émission Popcorn sur la TV Italienne en 1983.
Les deux frères y arborent tous deux une moustache qui n'est pas sans en rappeller une autre, de sinistre mémoire.
La démarche robotique du frère au clavier-percussion renvoie au jeu de Kraftwerk. Jusqu'au minimalisme synthétisé par son instrument... qui ressemble fort à un appareil à raclette, qu'il malmène en rythmant de sa main mécanique. Il n'hésite pas non plus à singer un salut que l'autre moustachu n'aurait pas renié. Une manière de situer politiquement la problématique nucléaire sans doute. On n'imaginerait pas une telle mise en scène sur un titre inoffensif. Aller à la plage devient une imprécation (n'est pas ADN qui veut).
Étincelles
Cette provocation est aussi un hommage à deux autres frères (des vrais eux aussi), Ron et Russell Mael du groupe Sparks – qui se sont eux aussi compromis avec Giorgio Moroder pour leur album disco de 1979 et son titre éponyme « N° 1 in Heaven », détournant les miroirs du dancefloor pour interroger les danseurs sur leur condition humaine et leur finitude.
La prestation de Righieri renvoie en effet à la moustache originale de Ron Mael et à son jeu tout en retenue – qui consiste surtout à ne rien faire, et surtout pas jouer – qui contrastait avec la gigue de Russell.
Punk vendu
Invité le 5 février 2024 dans l'emission The Mirror de Damiano Realini sur RSI Info, chaîne d'information de la Suisse italienne, Johnson Righeira revient sur son tube des années 80. Il évoque la guerre froide et la peur de la guerre nucléaire. Toujours punk, et d'une sincèrité touchante, l'auteur et interprête des paroles de Vamos a la playa explique la génèse et l'aventure de son titre phare.
Ravages
La chanson Vamos a la playa a été reprise en français en 2021 par le groupe Ravages (et non
pas rivages) sous le titre « Rendez-vous sur la playa », en accentuant la critique du nucléaire.
Et ça vaut le détour :