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PLUS JAMAIS D'HIROSHIMA

« On nous reproche volontiers de faire de la politique. Mais il s’agit de bien autre chose, – de morale et d’hygiène planétaires. On nous accuse d’être trop violents envers l’armement atomique. Je crois que c’est lui qui a commencé... Nos ressentiments sont encore loin de compte. Et si, demain, surviennent de nouveaux Hiroshima, je crois que les survivants feront plutôt grief à notre tiédeur et à notre mollesse. »

Jean ROSTAND, le 23 juin 1966

 

Jean ROSTAND
Plus jamais d'Hiroshima

Discours prononcé le 16 juin 1964 au Cirque d’Hiver à Paris
lors de la visite de la délégation des rescapés d’Hiroshima

Ce texte a été publié dans le livre de Jean Rostand,
Quelques discours (1964-1968)
, Club Humaniste, 1970,

et repris dans l’ouvrage d’Alain Dubois :
Jean Rostand, un biologiste contre le nucléaire,
préface de Jacques Testart, Berg international, 2012.

 

C’est avec une profonde émotion qu’à mon tour je salue fraternellement la présence, dans cette enceinte parisienne, de la délégation des rescapés d’Hiroshima.

Et c’est aussi avec une nette conscience de tout ce que représente, de tout ce que signifie la proximité de ces quelques hommes et de ces quelques femmes venus de si loin, non pas pour raviver stérilement un odieux souvenir mais pour nous faire bénéficier de leur douloureuse expérience, et ainsi nous contraindre à méditer sur le présent et à nous interroger sur le futur.

 

Hiroshima... Nom sinistre, à jamais inscrit dans les annales des crimes de l’homme contre l’homme...  Nom de fracas et de feu, plus fameux qu’aucun nom de victoire, encore qu’il rappelle la plus cruelle défaite qu’ait subie l’humanité... Fulgurant symbole de la barbarie savante, de la sauvagerie des soi-disant civilisés... Nom qui résume en ses quatre syllabes toute l’horreur que le progrès technique ajoute à l’horreur essentielle de la guerre... Nom que nous prononçons parfois négligemment parce qu’il est dans des titres de films et sur des couvertures de livres, mais que, ce soir, devant les visages de ceux qui ont vécu tout ce qu’il évoque, nous ne prononçons pas sans frémir... Nom qui désigne la Chose qu’on ne doit jamais plus revoir, la Chose qui doit rester unique dans l’histoire... Nom exécré de tous, mais particulièrement des zélateurs de la science, qui ne sont pas près de pardonner aux bombardements nucléaires la détestable lumière qu’ils ont fait rejaillir sur elle.

Bien sûr, nous le savions de reste avant le 6 août 1945, que la science travaille indifféremment pour le mal et pour le bien. Nous savions qu’en accroissant nos pouvoirs, elle dispensait tout ensemble les moyens de détruire et ceux de construire, les moyens de tuer et ceux de guérir ; nous savions qu’elle pouvait, comme disait le grand Pasteur, servir la loi de sang et de mort aussi bien que la loi de salut et de paix...

Mais, par le drame d’Hiroshima, la science, il faut en convenir, se trouvait plus directement impliquée, plus profondément engagée dans le mal qu’elle ne l’avait jamais été au long de son histoire. Cette fois, il ne s’agissait pas d’une simple application technique que les purs savants pouvaient feindre d’ignorer en tant que savants et dont ils n’étaient point tenus d’assumer les conséquences : c’était la plus neuve et subtile physique qui se trouvait en jeu, c’étaient les plus hautes compétences du laboratoire, les plus illustres théoriciens de l’atome, les plus nobles consciences scientifiques qui avaient instigué et conseillé les hommes de guerre, qui, dès le départ, avaient donné caution à l’aventure, qui avaient, lucidement, volontairement, nominativement, trempé dans le crime.

On prétend que le plus grand de tous – Albert Einstein –, ce pacifiste, ce rêveur, ce contempteur de toutes les violences, qu’un destin paradoxal devait mêler à la plus massive entreprise de mort, on prétend qu’Einstein, songeant au massacre d’Hiroshima, a dit que s’il avait à recommencer sa vie, il se ferait plombier plutôt que physicien.

Je ne sais si le créateur de la relativité a vraiment dit cela, mais je pense qu’il aurait pu le penser et, en tout cas, ressentir en son inconscient le remords d’avoir adressé au Président Roosevelt la fameuse lettre du 2 août 1939, où il suggérait que pourraient être construites, en partant des dernières découvertes de la physique nucléaire, « des bombes extrêmement puissantes d’un type nouveau ».

Devant le développement infernal des armements atomiques, comment ce doux idéaliste ne se fût-il pas quelquefois reproché d’avoir mis l’autorité de son génie au service d’une aussi affreuse réalité !

De cette affligeante collusion entre la science et la guerre, la science aura peine à se blanchir. Que de bienfaits il lui faudra répandre pour effacer le monstrueux forfait dont le souvenir, en faisant honte à l’homme, charge d’épouvante son futur !

Car la menace d’une récidive – et qui serait, cette fois, cent fois, mille fois plus apocalyptique, puisque la bombe d’Hiroshima et celle de Nagasaki n’étaient que des « bricoles », des jouets de bazar, en comparaison des « superbombes » dont on dispose aujourd’hui et des « super-super » qu’on nous promet pour demain –, oui, la menace d’une récidive est désormais en permanence sur nos têtes. Il est si rare que ce qui fut fait – surtout dans le mal – ne se laisse point refaire. Tout le destin de l’homme, tout le sort de la planète est suspendu au fil, peu sûr, de la sagesse des gouvernants. Qui oserait, dans les circonstances présentes, dans un monde où règnent la méfiance, la calomnie, la déloyauté et la haine, écarter l’idée d’une guerre atomique généralisée ? En dépit des espoirs fondés sur le fameux « équilibre de la terreur », il n’est pas à exclure, hélas, que l’humanité éprouve les conséquences suicidaires du fanatisme mal contrôlé et de la force impartie à des indignes.

Hiroshima... Jamais on n’avait vu un si grand nombre de vies anéanties en si peu de minutes. Jamais tant d’hommes n’avaient péri du fait de si peu d’hommes... Mais demain, peut-être, ce lugubre record va se trouver battu ; demain, peut-être, le martyre d’Hiroshima fera figure, dans l’histoire humaine, d’incident banal, d’épisode mineur... Ce ne seront pas alors cent mille cadavres, mais des centaines de millions... Et, parmi les survivants, des millions d’hommes et de femmes qui, bientôt, succomberaient aux lésions produites par la radioactivité, ou dépériraient lentement, minés par le cancer ou par la leucémie. Quant à ceux qui auraient, apparemment, échappé à la catastrophe, ils seraient, en foule, atteints dans la substance même de leurs germes, frappés dans leurs capacités héréditaires et, par suite, dans leur descendance, où apparaîtraient des monstres, des infirmes, des tarés de toutes sortes.

Sans parler du saccage de la planète, contaminée pour un très long temps, sans parler des ruines matérielles, des dégâts et des pertes irréparables pour la science, pour l’art, pour l’esprit, – pour ce que nous osions appeler la civilisation.

Tant que la menace d’une aussi hideuse aventure n’aura pas été bannie de ce monde, tant que nous ne serons pas en mesure de garantir à notre jeunesse un avenir moins sombre, tant que l’accablante hypothèque ne sera pas levée, tant que nos enfants ne seront point assurés de ne pas connaître ces lendemains qui brûlent et qui tuent, convenons que nous n’avons pas grand-chose à répondre à ceux qui, instruisant le procès de la science et de la technique, soutiennent qu’il eût mieux valu pour l’homme en savoir moins, en pouvoir moins, et n’avoir pas acquis les moyens de son anéantissement.

Si nous sommes incapables de mieux employer notre science, si c’est ça que nous acceptons de faire avec elle, alors vive l’ignorance ! Si c’est à ça que doivent aboutir nos lumières, alors gloire à l’obscurantisme !

Jusqu’à nouvel ordre, et tant que nous n’aurons pas su établir une véritable paix, la science, le progrès, la civilisation technique restent en accusation. Il dépendra de nous qu’ils soient ou non disculpés, que nous les puissions absoudre ou que nous ayons à les maudire.

Relisons ensemble les Lettres persanes, écrites en 1721 par Montesquieu :
« Je tremble toujours – écrivait le Persan Rhedi à son ami Usbek – qu’on ne parvienne à la fin à découvrir quelque secret qui fournisse une voie plus abrégée pour faire périr les hommes, détruire les peuples et les nations entières ».

Et Usbek, de répondre, avec un naïf optimisme :
« Non, si une si fatale invention venait à se découvrir, elle serait bientôt prohibée par le droit des gens, et le consentement unanime des nations ensevelirait cette découverte ».

Hélas, en 1964, le secret est tombé entre nos mains ; et il n’a pas été « enseveli » par le consentement des nations, et il n’est pas question que la « fatale invention » soit « prohibée par le droit des gens »...

Non seulement, elle n’est point prohibée, mais elle développe sa menace, à proportion que le « secret » se communique de proche en proche, à proportion que de nouvelles nations revendiquent le privilège d’entrer dans le club – j’allais dire dans le gang – atomique, à proportion que de nouveaux États font valoir, au nom de leur sécurité ou de leur prestige national, le droit de posséder une « force de frappe » – ou « de dissuasion » – qui, si elle se veut efficace doit être, elle aussi, capable de détruire, plusieurs fois, toute l’humanité.

La seule conclusion honorable du drame serait que les savants eux-mêmes – ces savants qui sont à l’origine de tout, et sans qui les stratèges ne peuvent rien – prennent l’offensive morale et décident de refuser leur coopération au crime qui actuellement se prépare.

Objection collective de conscience ! Les hommes de vérité faisant grève aux besognes de mort... Hélas, nous n’en sommes pas là, mais, en attendant, il appartient à tout homme de conscience et de cœur de s’élever contre tous les armements atomiques, quels qu’ils soient, où qu’ils se trouvent, et quelles que soient les raisons qu’on allègue pour en justifier le maintien ou la création.

Il incombe à tout homme de refuser son consentement à tout ce qui peut ajouter aux risques de conflit nucléaire. Car tout devrait, aujourd’hui, être subordonné à cela, être jugé en fonction de cela. Est bon, sain, raisonnable, sage, politique, humain, ce qui rend un peu plus improbables les nouveaux Hiroshima... Est mauvais, malsain, déraisonnable, insensé, impolitique, inhumain, ce qui en accroît la probabilité.

Or, il est bien évident qu’en dépit de tous les sophismes largués par des propagandes officielles la dissémination des armes atomiques augmente le risque de les voir, un jour, tomber aux mains d’un inconscient ou d’un énergumène. Il est évident que la sécurité de la planète est inversement proportionnelle au nombre de « boutons » sur chacun desquels il suffit d’appuyer pour déclencher le cataclysme.

Si les forces de frappe ou de dissuasion se multiplient, on peut, hélas, prédire qu’il n’y aura bientôt plus personne pour frapper, et plus personne à dissuader...

Ajouterai-je, en tant que biologiste, que la seule préparation des armements atomiques, eu égard aux essais qu’elle exige, constitue un sérieux danger pour l’homme, puisque toute explosion nucléaire est suivie de retombées de poussières radioactives chargées en isotopes délétères qui, tel un funeste pollen, vont contaminer l’atmosphère, les eaux, les plantes, les animaux, les hommes, et ainsi provoquer des mutations – c’est-à-dire des variations presque toujours défavorables – dans le patrimoine héréditaire humain. Sans parler des leucémies et des cancers.

Et qu’on ne dise pas que l’accroissement de radioactivité consécutif aux explosions nucléaires est trop faible pour être malfaisant. Pour ce qui est des effets génétiques tout au moins, il n’existe pas de seuil de nocivité, ce qui veut dire qu’il n’est pas de dose de radioactivité si légère qu’elle ne puisse avoir une action mutagène, et, partant, fâcheuse.

Chaque explosion nucléaire, ne l’oublions jamais, est un petit attentat contre l’homme. Après chaque explosion, où qu’elle se produise – en Russie, en Amérique, ou ailleurs –, le risque se trouve un peu accru, pour chaque couple humain, de procréer des enfants tarés. Après chaque explosion, l’espèce humaine a perdu un peu de sa qualité génétique. Si tous les États possédant des armements atomiques sont des criminels de guerre en puissance, on peut dire que tous les États qui procèdent à des explosions nucléaires sont des criminels de paix en acte.

Nous rappellerons que, depuis l’origine de ces explosions, la dose de strontium radioactif s’est graduellement élevé dans les os de tous les enfants du monde, où voisinent, en amiable complicité, les isotopes impérialistes et les isotopes marxistes ... On ne sait exactement quels peuvent être les effets directs ou indirects, de cette accumulation ; mais ce n’est sûrement pas un cadeau que nous faisons à nos descendants en tolérant que du strontium radioactif se dépose dans leurs petits squelettes.

Tout ce que peuvent faire les justificateurs des explosions atomiques, est de jouer sur les mots, et d’user d’euphémismes rassurant : le danger est négligeable, il est admissible, il n’est pas inacceptable... Voilà ce que rabâchent, à longueur de journée, les propagandes orientées. On aimerait savoir au juste combien il faut additionner de leucémies, de cancers, d’infirmités et de tares pour faire un total qui soit inacceptable.

En détériorant le patrimoine héréditaire humain, on fait peut-être pis que tuer des individus : on abîme, on dégrade l’espèce. On met en circulation de mauvais « gènes » qui continueront à proliférer indéfiniment. C’est non seulement un crime dans l’avenir qui est ainsi perpétré, mais un crime vivant qui s’entretient de lui-même.

Il n’est pas inutile de faire observer que la production de mauvais gènes est d’autant plus à craindre que, dans l’état présent de notre civilisation, la sélection naturelle, fort adoucie, n’exerce plus ses effets épurateurs sur le patrimoine héréditaire humain.

Nous avions pu croire, un instant, que ces saboteurs du protoplasme humain, ces « plastiqueurs » des acides nucléiques que sont les fauteurs d’explosions nucléaires avaient dit leur dernier mot. Les accords de Moscou faisaient lever une grande espérance. Hélas, il fallut bientôt déchanter. C’eût été trop beau, trop grand, trop généreux... Déjà des explosions s’annoncent, tandis que d’autres, dans l’ombre, se préparent, suscitées par la contagion du pire. Les pauvres îles Tuamotu, jusque-là si heureusement paisibles, vont bientôt connaître – parce qu’elles ont l’infortune d’être en territoire français – les effets de la radioactivité à bout portant. Tout ce qu’on croyait avoir gagné sur le « mal biologique », sur les mutations nocives, sur la leucémie, sur le cancer, est remis en cause. Une fois de plus, l’homme va être victime de l’entêtement ou de l’orgueil de quelques-uns. La décadence de l’espèce se poursuivra. Le crime continue.

En face du péril atomique, de ce péril qui ne ressemble à aucun autre, qui est incommensurable à tout autre, de ce péril qui, par son amplitude, impose à l’espèce tout entière de nouvelles façons de penser et d’agir, en face de ce péril dont il est honorable autant que raisonnable d’avoir peur, il ne devrait plus y avoir ni pays, ni continent, ni monde libre ou pas libre, mais rien que des hommes, citoyens de la planète, tous mêlés, confondus, fraternisés par une égale menace.

 

Chers amis d’Hiroshima, nous vous accueillons de tout notre cœur. Mais nous vous accueillerions avec une meilleure conscience si la France – comme selle le pouvait, comme elle le devait – s’était délibérément écartée des chemins hasardeux qui conduisent à de nouveaux Hiroshima...

Beaucoup d’entre nous tiennent que ce n’eût pas été faiblesse que renoncer au triste pouvoir de frapper avec l’atome ; ils pensent que cette « force de dissuasion » n’est pas seulement ruineuse, mais inefficace, dangereuse, et que la sécurité qu’on s’en promet est à peu près aussi illusoire que celle qu’on donne à nos soldats en les habillant de « satin 300 »... Ils pensent, surtout, qu’il était dans l’esprit de la France, dans sa vocation, dans sa tradition, dans la ligne séculaire de son histoire, dans le fil de son éthique universaliste et pacifiste, de choisir l’innocence atomique.

Ah, que n’avons-nous aujourd’hui, pour montrer à nos concitoyens où se trouve le vrai devoir, la vraie grandeur, la vraie noblesse, que n’avons-nous une de ces grandes voix populaire – celle d’un Victor Hugo, celle d’un Jean Jaurès – qui savent prêter les accents du génie aux protestations de la conscience.

Nous osons penser que la véritable France, celle des profondeurs, eût été digne d’entendre un tel langage, et qu’elle s’y serait reconnue. Et c’est parce que j’ai dans le cœur l’image de cette France-là que je puis, sans trop de scrupule, souhaiter, ce soir, la bienvenue aux pèlerins d’Hiroshima.

 

Jean ROSTAND, le 16 juin 1964

 

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